Les femmes et les monuments
Nous connaissons les grands hommes historiques et légendaires qu’il nous faut connaître : Winkelried et son sacrifice, Flue et son intelligence, Tell et son courage, Escher et son succès. Ils possèdent tous une date historique, un paragraphe dans l’histoire qu’ils ont marquée, aux dires de la tradition et des sources dont nous disposons. Ils symbolisent des ruptures historiques, la capacité d’action humaine, le progrès : on leur attribue d’avoir fait quelque chose, prononcé quelques paroles ayant changé le cours de l’histoire. Ils interpellent les personnes (les hommes) qui les contemplent : sois comme moi ! Sois unique ! Sois libre dans tes décisions ! Sois un bon citoyen !
Dans l’espace public, nous rencontrons peu de statues de femmes qui soient des personnages historiques. La plupart nous donnent à voir des visages et des corps uniformes, très féminins, souvent à moitié nus, des allégories planant au-dessus de l’histoire. Ces représentations n’incarnent pas la césure dans l’histoire, l’acte historique mais, à l’inverse, des valeurs immuables et fédératrices, la patrie et le territoire à défendre. Elles semblent jaillies tout droit de fantasmes masculins.
De rares héroïnes
Dès le XIXe siècle, des organisations féminines réclament que les héroïnes soient mieux représentées dans l’espace public et cette revendication resurgit avec une vigueur renouvelée à l’occasion de chaque mouvement féministe. Gertrud Stauffacher finit par obtenir une place dans la salle du Conseil national aux côtés de Tell : lui comme symbole de l’action, elle de la bonne idée (qu’elle a soufflée à son mari). En 1991, lors de la première grève des femmes, l’Union des paysannes catholiques de Suisse finance une statue de Dorothée de Flue. Dorothée a donné naissance à dix enfants, avant que son mari, Nicolas de Flue, ne décide d’abandonner sa famille pour vivre en ermite. Sa statue se trouve dans le cimetière de Sarnen, entourée de trois enfants. Mais de telles héroïnes restent des points isolés dans le paysage.
Seit den 1980er-Jahren hat sich die Tradition der subversiven Umdeutung und Umgestaltung bestehender Denkmäler etabliert. Männlichen Figuren Une tradition de réinterprétation et de métamorphose subversive des monuments s’est établie depuis les années 1980. Des figures masculines se voient affublées d’un tablier ou se retrouvent avec des poupées dans les bras. Dès que les femmes s’approprient et revisitent temporairement les monuments, elles font appel à la couleur et abordent des sujets bien plus variés que la guerre et l’individualisme.
Le manque de statues féminines est un parfait reflet de l’exclusion persistante des femmes hors de la sphère politique et de la conscience historique, tout particulièrement en Suisse. Des projets tels que « 100Elles* », qui se battent pour honorer des pionnières par des noms de rues, peuvent être d’un certain secours pour élever la présence de noms féminins au rang de norme. Mais rend-on compte à sa juste valeur de l’histoire des femmes en sélectionnant une poignée d’entre elles pour les hisser sur un piédestal et les placer aux côtés d’Escher et de Tell, les représentants d’une culture mémorielle masculine ?
Action collective
La distinction d’Hannah Arendt entre l’espace public agonistique et associatif pourrait apporter un éclairage utile. Seyla Benhabib, chercheuse américaine en philosophie politique, l’a rappelé en 1994 : l’espace agonistique est un espace de compétition pour remporter l’approbation, un espace d’individualité, du citoyen dans son unicité et du pionnier, dont le nom et les dates de naissance et de décès sont gravés sur le socle. À l’inverse, l’espace associatif est un espace dans lequel se déroule l’action collective, où les personnes animées de convictions semblables s’unissent, tissent des liens, sont solidaires. L’histoire des femmes a toujours été aussi une histoire des mouvements. Chaque femme est différente, bien sûr, mais ensemble, les femmes ont obtenu beaucoup de choses.
«L’histoire des femmes a toujours été aussi une histoire des mouvements. Chaque femme est différente, bien sûr, mais ensemble, les femmes ont obtenu beaucoup de choses.»
Le rapport des femmes à l’espace public a structuré l’histoire des femmes. Une relation marquée par de nombreuses formes d’exclusion – que ce soit le refus opposé à leur participation politique, la sous-valorisation de leurs voix dans le discours public ou les menaces de violence. Aujourd’hui encore, toutes les femmes apprennent en effet dès leur plus jeune âge qu’elles doivent se méfier des rues désertes et des coins sombres. Les femmes ont obtenu de haute lutte des droits politiques, une protection sociale et le droit de disposer librement de leurs corps. Ces combats marquent à chaque fois un nouveau rapport à l’espace public : elles exigent d’avoir leur mot à dire, commencent à porter des pantalons, à fumer, occupent des places et défilent en masse dans les rues, allaitent en public et montrent leur corps à leur guise.
Qui décide de la façon de se souvenir de l’histoire ?
L’action collective par-delà les frontières politiques et sociales a toujours été une dimension importante des mouvements féminins. Mais comment donner une visibilité aux femmes entendues comme sujets historiques collectifs ? Comment commémorer par exemple la grève des femmes de 2019 en Suisse ? les paysannes dans les chaises longues ? l’expression de libération sur le visage des innombrables femmes qui se sont approprié l’espace public ? l’exploit politique de passer outre les clivages et de mettre en exergue, le temps d’une journée, ce qu’elles partagent ?
La question n’est pas uniquement celle de la représentation des femmes dans un paysage de monuments forgé par la culture mémorielle masculine. Bien au contraire, nous devrions aussi nous demander qui décide de la manière dont on se souvient de l’histoire. Faut-il pour cela de l’argent, de l’influence politique, un comité ? Et avant de chercher des noms importants, nous devrions nous demander ce dont nous voulons nous souvenir, comment nous voulons le faire et comment la mémoire doit laisser une empreinte sur notre espace de vie. En somme : comment les femmes veulent-elles aller à la rencontre de leur histoire dans l’espace public ?
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